Il y avait cette friperie, quelque part à Duberger–Les Saules.
Un endroit qui sentait la laine propre, la douce poussière, et les vies qui recommencent.
Des femmes s’y rassemblaient, sans costume ni titre.
Juste des cœurs solides et des mains qui réparent.
Elles s’appelaient Lyne, Madame CN, Monsieur et Madame T, et Hélène.
Quatre femmes, puis dix, puis quinze.
Des femmes de partout, de nulle part, venues avec leur histoire et leurs cicatrices.
Elles ne faisaient pas du bénévolat : elles reconstruisaient des mondes.
Parce qu’il y a une différence entre donner de son temps
et donner de soi pour transformer une communauté.
Certaines trient des vêtements. D’autres tissent du lien social.
Certaines rangent les cintres. D’autres rallument la dignité dans les yeux de quelqu’un.
C’est ça, l’engagement citoyen :
ce courage tranquille de croire qu’on peut, ensemble, changer un bout de réalité.
Il y a déjà un peu plus de 10 ans, on m’a demandé de “rentabiliser la friperie”.
Quatre femmes la tenaient à bout de bras, à coup de chemisiers à deux dollars
et de foi en la bonté humaine.
Elles n’avaient pas de budget, pas de formation en gestion —
mais elles avaient un instinct : celui de ne pas abandonner.
Madame CN, la gardienne du tri, aimait les choses bien pliées, bien rangées,
comme si chaque chandail redonné au monde devait être un pardon.
Madame T et son mari, deux amants de 80 ans,
étaient petits de taille, mais leur amour inconditionnel les rendait immenses,
comme des phares dans la tempête.
Lyne, elle, buvait son café Maxwell House au lait à la vanille
et riait comme on allume une lumière dans une maison trop sombre.
Et puis il y avait Hélène.
Forte. Franche. Incassable.
On s’est cognées, d’abord — deux volcans qui s’évaluent.
Puis, un jour, elle m’a dit d’une voix calme :
« On dirait que tu veux fuir quelque chose. »
J’ai figé.
Parce que c’était vrai.
Je gardais des draps, des couverts, des lampes…
Je ramassais, sans trop savoir quoi —
comme si j’empilais du courage pour partir.
Ce jour-là, j’ai pleuré.
Pour la première fois depuis trop longtemps.
Et dans son regard, il n’y avait pas de pitié.
Seulement la reconnaissance de ma douleur.
La solidarité, je l’ai apprise là — entre deux bacs de vêtements.
Dans la tendresse rugueuse de ces femmes
qui ont fait plus pour leur quartier qu’elles ne l’imagineront jamais.
Elles m’ont appris que la solidarité, ce n’est pas un mot d’organisme,
ni une case dans un organigramme.
C’est une main qui ne lâche pas, même quand tu n’as plus de force.
Aujourd’hui, certaines sont parties.
D’autres y sont encore.
Mais leur trace est partout :
dans les gestes simples, dans la façon de dire « viens, assieds-toi »,
dans cette certitude qu’entre femmes, on peut se relever autrement.
Elles étaient les reines sans couronne.
Elles ne portaient pas d’or,
mais sans elles, tout s’écroulait.
Et moi, sans elles, je n’aurais peut-être jamais trouvé le courage de me tenir debout.
Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’intimité et le respect de celles qui ont inspiré ce texte, à l’exception d’Hélène et de Lyne, pour qui j’ai une affection toute particulière.
Hélène, merci pour cette épaule sur laquelle j’ai pu compter.

Entre femmes, on ne sauve pas le monde . On se sauve les unes les autres.

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